• Ils auraient, lui et son frère, sans doute, été tous deux de ceux qui auraient pu inspirer un Hugo ou un Zola dans leur quète de personnages populaires au destin torturé.

    Du lointain souvenir que j'en ai, je perçois encore la force tranquille qui en émanait. Je me rappelle de ses mains veinées, gigantesques, de l'odeur de pneus qui semblait ne jamais vouloir le quitter.

    J'ai eu la chance de pouvoir cotoyer presque quotidiennement mon grand-père et des années encore après sa disparition, son comportement, ses conseils d'alors, influent encore sur mes décisions d'aujourd'hui.

    Pendant les 30 ans que j'ai passés à ses côtés, je ne me souviens pas l'avoir jamais vu perdre le contrôle de soi, ni médire, ni s'appesantir sur son passé pourtant rude.

  • Je me souviens d'un homme, buriné par le travail, à l'apétit énorme, au sourire et à la joie de vivre communicative. D'un être partageur, d'une générosité et d'une abnégation que seuls ceux qui ont beaucoup souffert sont capables d'apporter.

    Je ne pense pas que je puisse un jour arriver à égaler ce qu'il a été. J'espère simplement être digne du souvenir qu'il représente à ceux toujours en vie qui l'ont cotoyés.

    Paul et Marcel sont nés à Lapoutroie, au plus profond de l'Alsace Germano-française du début du siècle dernier. Balotés, comme beaucoup alors, d'une nationalité à l'autre.

    La première guerre mondiale les laisse orphelins et sans réelles attaches solides dans leur région d'origine. L'est est décimé par des années d'horreur. Ils sont contraints, au début de leur puberté, de migrer vers la capitale. Dès lors, ils survivent de petits jobs.

  • Mon grand-père a toujours été très taiseux quant à son passé et les questions que j'osais lui poser sont bien souvent restées sans réponse. certainement que les manques et les vides n'ont fait qu'alimenter mon imagination et grandir l'image que j'ai d'eux maintenant.

    Je n'ai jamais su comment le cyclisme était entré dans leur vie. Marcel y a tout de suite montré des prédispositions supérieures à Paul. Dès lors, leur chemin était tracé. L'un tentait de percer pendant que l'autre essayait de subvenir à leurs besoins.

    Marcel était amateur indépendant, son palmarès s'ouvrit sans mal et rapidement, il devint un personnage incontournable du peloton d'après guerre. Trop lourd, il ne pourra jamais réellement briller sur les courses par étapes, mais le cyclisme de cette époque ne se limitait heureusement pas à cela pour créer des légendes. Son apogée sera sa double victoire en 1938 et 1939 de Bordeaux-Paris. Son arrivée au Parc des Princes est adulée par plus de 80.000 personnes, ses exploits relatés sur 8 pages. Marcel était Zidane.

  • Malheureusement, la seconde guerre mondiale survint et stoppa son ascension. De cette période, je n'ai que des bribes du devenir de mon grand-père, rien de Marcel. Je me mords les doigts de n'avoir pas été plus insistant.

    Déporté dans les camps de travail allemands, il parvint à s'en échapper par deux fois. La première en dérobant un vélo bien entendu; il rejoignit la capitale sans trop de difficultés.

    La seconde fut plus douloureuse. Echappé à deux, son compagnon fut blessé par balle. Paul le transporta sur son dos de nombreux kilomètres, les chiens teutons lâchés à leurs trousses. epuisés, leur course est stoppée par une rivière. Le choix fut cornelien; l'autre n'avait plus la force de nager et le suppliait de ne pas le laisser. S'il restait, ils étaient perdus tous les deux. Paul l'abandonna et en pleurait encore 60 ans après.

  • La guerre achevée, Marcel ouvrit un magasin de cycles grâce à sa renommée. La bicyclette était alors l'unique moyen de locomotion raisonnable; l'activité est florissante, il en écoulait jusqu'à 800 chaque semaine.

    Muni d'un flair commercial indéniable, il fait le pari de stopper cette activité pour s'associer à l'avènement des nouvelles technologies. Il fut le premier revendeur de la marque Frigidaire et fit fortune dans l'électroménager.

    Marcel nous quittera vers 80 ans, de la même manière qu'il a vécu, glorieusement. Pris d'un malaise cardiaque, alors qu'il conduisait, il protègera de son corps sa compagne à ses côtés et braqua dans un mur afin de sortir de la circulation.

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